17 janvier 2017

La grandeur de ce que nous avons fait

En offrant mes voeux à mes lecteurs,j'éprouve le besoin, en ce temps d'euroscepticisme, de leur rappeler en même temps qu'aux membres d'ARRI la grandeur de ce que nous avons fait. C'est aussi une réponse aux provocations de Trump et de Poutine.



La grandeur de ce que nous avons fait
                  Robert Toulemon
Il faut qu’un observateur extérieur vous dise la grandeur de ce que vous, Européens, avez accompli, nous a dit Obama lors d’un récent voyage en Allemagne. Jean-Louis Bourlanges précisait, lors de l’émission dominicale l’Esprit public de France-culture du 8 janvier, « ce que nous avons fait depuis la dernière guerre est le plus remarquable accomplissement de toute notre histoire ». Le Brexit est à la fois un échec et une chance. Avant de dessiner les voies d’une relance, il n’est pas inutile de dresser un tableau d’ensemble de  cet acquis aussi précieux que menacé.
                                     Un acquis précieux
La paix, le moins contestable des acquis européens, n’échappe pourtant pas à la contestation. La peur du feu nucléaire explique sans doute l’absence de conflit majeur depuis 1945. Mais qui peut ignorer la lente mais constante réduction de la méfiance à l’égard de voisins devenus des proches, l’habitude de discuter ensemble des intérêts communs prise en soixante ans de vie communautaire, la contribution discrète mais efficace à l’apaisement de conflits longtemps irréconciliables en Irlande, à Chypre, dans les Balkans ?
Magnifique instrument de réconciliation, l’Europe a favorisé de mille manières l’avènement de la démocratie et sa difficile consolidation dans des pays longtemps privés de liberté.
La libre circulation dans l’espace Schengen mais aussi dans l’ensemble de l’Union, en dépit des mesures exceptionnelles imposées par le terrorisme, demeure un acquis dont la valeur est paradoxalement soulignée par le renforcement des contrôles à la frontière extérieure et par l’intensification de la coopération en matière de renseignements, de police et de justice, grâce notamment aux agences Europol et Eurojust.
Le libre mouvement des travailleurs, salariés, artisans, professionnels de santé inquiète parfois – ce fut le principal motif du Brexit -- mais comble très utilement les insuffisances et inadaptations de l’offre de travail. Les abus auxquels donne lieu le recours aux travailleurs détachés proviennent davantage de l’insuffisance des contrôles qui relèvent des Etats que des textes européens. De même ce sont les experts nationaux qui poussent souvent à des excès de normalisation que l’on impute à Bruxelles alors que Franz Timmermans, vice-président de la Commission, s’emploie à lutter contre les règlementations abusives.
La protection des droits fondamentaux, les directives concernant l’alimentation, la santé, l’environnement assurent aux Européens une qualité de vie sans égale. L’Europe, en dépit de ses faiblesses, assume un rôle de leader mondial aussi bien en ce qui concerne le climat que la lutte contre les discriminations et pour l’égalité des sexes. Par son attachement aux droits humains fondamentaux, elle demeure, malgré son passé colonial, une référence mondiale. Sa capacité d’influence serait immense si elle n’était limitée par son manque d’unité politique.
L’harmonisation fiscale demeure trop souvent paralysée par la règle d’unanimité qui prévaut en ce domaine. Un recours audacieux aux pouvoirs dont dispose la Commission en matière de concurrence a cependant permis à la commissaire Vestager de s’attaquer aux abus d’optimisation fiscale des grandes multinationales qui est source de discriminations et prive les Etats de ressources considérables.
Les politiques communautaires agricoles, sociales, régionales, d’environnement, scientifiques et de recherche et les financements qui en constituent le soubassement sont, avec les aides préparant ou accompagnant les adhésions, autant de transferts des pays les plus riches vers les plus pauvres. Ils sont aussi l’occasion de confronter les pratiques des différents Etats membres. Avec le programme Erasmus d’échanges d’étudiants et d’enseignants, dont le succès est unanimement reconnu, ces politiques tissent des réseaux d’où émerge peu à peu une conscience européenne encore limitée à des minorités mais appelée à s’élargir jusqu’à constituer un jour ce peuple européen base nécessaire d’une fédération qui reste à construire.
L’union monétaire, dont le nombre de membres n’a cessé d’augmenter, assure à une grande majorité des Etats membres stabilité et commodité. La Banque centrale, seule institution à caractère fédéral, a démontré sa capacité de faire face à la crise et de secourir les Etats en difficulté.
La résistance des souverainetés nationales a longtemps empêché la politique étrangère et de sécurité commune de dépasser le stade des bonnes intentions. Cependant la désignation d'une Haute Représentante disposant d’un véritable corps diplomatique a permis quelques progrès rarement reconnus : accord nucléaire avec l’Iran, accords en vue de la relocalisation des migrants, surveillance des frontières, lutte contre la piraterie. Elle devrait permettre à l’Union d’affirmer sa personnalité, de défendre ses valeurs et ses intérêts quand, tôt ou tard, la nécessité imposera l’avènement d’une souveraineté européenne.

Les raisons de l’euroscepticisme
 Pourquoi les Européens sont-ils si peu nombreux ou si hésitants à reconnaître la grandeur de ce qu’ils ont réalisé et que leur a judicieusement rappelé le président Obama ? Pourquoi l’euroscepticisme s’est-il répandu d’un bout à l’autre du continent ? J’y vois trois explications qui ne recouvrent que très partiellement celles qui sont le plus souvent évoquées : une mondialisation subie dans l’austérité, un déficit civique, pédagogique et symbolique, un renoncement stratégique et identitaire.
Le transfert des industries en Chine et chez quelques autres émergents a réduit la pauvreté des masses asiatiques et créé de nouveaux clients solvables. Sa brutalité a néanmoins donné aux victimes de cette formidable mutation le sentiment d’être abandonnés par une institution qui était censée les protéger. Plus étalée, mieux expliquée, accompagnée de mesures massives de reconversion professionnelle identifiées comme européennes, elle aurait été mieux acceptée. La querelle paralysante entre Allemagne et pays du Nord attachés au sérieux budgétaire et pays du Sud laxistes et endettés maintient dans de trop étroites limites les mesures nécessaires de relance de l’investissement auxquelles le président Juncker a donné son nom.
     Plus que d’un déficit démocratique, l’UE souffre d’un déficit civique, pédagogique et symbolique. Civique car l’inscription dans les traités de la citoyenneté européenne ne s’est accompagnée d’aucun programme en vue d’inscrire cette nouvelle appartenance civique – droits et devoirs -- dans l’âme des jeunes Européens, y compris les jeunes Erasmus. Pédagogique car il est habituel d’imputer à « Bruxelles » entité abstraite et lointaine les décisions ou l’absence de décision imputables aux Etats, symbolique car, après avoir manqué l’occasion de mettre quelques génies européens sur les nouveaux billets en euro, on a piteusement renoncé à inscrire la devise, l’hymne, le drapeau dans le traité de Lisbonne.
Renoncement stratégique, l’incapacité à imposer une répartition équitable des demandeurs d’asile, à répondre collectivement, fût-ce en groupe restreint, aux défis qui menacent la sécurité du continent alors que ces menaces se multiplient et s’aggravent, que la garantie atlantique n’est plus ce qu’elle était, que l’accroissement nécessaire des capacités de défense requiert crédits et mutualisation.
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Existe-t-il une chance de sortir de cette crise existentielle ouverte par la crise des réfugiés et confirmée par le vote du 23 juin par lequel l’un des principaux de ses Etats membres a décidé de quitter l’Union ?
         Paradoxalement les suites du Brexit, l’élection de Trump, l’agressivité de Poutine offrent quelques motifs d’espoir. Les difficultés que rencontre Theresa May à définir une stratégie de négociation est une leçon salutaire pour tous les eurosceptiques du continent. Le coût de plus en plus évident de la division des Européens, condamnés au rôle de spectateurs du jeu renouvelé des puissances. Au demeurant, les enquêtes d’opinion révèlent une remontée des soutiens à l’Union, y compris au Royaune-Uni  où, nous dit-on, une majorité se prononcerait aujourd’hui pour le remain.
         Le soixantième anniversaire du traité de Rome, au printemps prochain, offre l’occasion d’un examen de conscience collectif. Il importe en particulier, comme le propose Hubert Védrine, mieux inspiré que lorsqu’il s’en prend aux fédéralistes accusés d’être les responsables de la vague eurosceptique, de déterminer ce que les Etats sont décidés à faire ensemble. Un éclaircissement s’impose, en particulier, concernant l’attachement des pays du groupe de Visegrad (Pologne, Hongrie, Tchéquie, Slovaquie) aux droits fondamentaux et à l’Etat de droit. Ceux-ci doivent comprendre que la solidarité ne saurait être à sens unique.
 L’un des succès de l’Europe est d’avoir maintenu un cadre politique et institutionnel d’ensemble. Des tentations existent de l’affaiblir, par exemple en organisant un gouvernement de la zone euro hors du cadre communautaire, comme semble l’envisager François Fillon, ou en préconisant, avec le président de la Fondation Schuman, un traité de défense unissant Allemagne, France et Royaume-Uni sans lien avec l’UE. La construction européenne peut tolérer transitions et dérogations mais à la condition de ne jamais perdre de vue ce grand dessein pour lequel il nous reste à reconquérir la confiance des peuples.