23 novembre 2014

Jungker en contre-emploi ?




            Paris, 23 novembre.

L’octroi d’un régime fiscal de faveur à de grandes entreprises n’est pas le monopole du Luxembourg. Cependant la révélation de l’ampleur de cette pratique au Grand-Duché quand Jean-Claude Jungker y exerçait les fonctions de ministre des finances et de premier ministre a fâcheusement coïncidé avec le début de son mandat à la tête de la Commission. Il n’est pas invraisemblable que cette circonstance soit plus favorable que défavorable à une lutte plus énergique contre l’optimisation et l’évasion fiscales qui sont enfin dans l’air du temps. M. Jungker n’a-t-il pas déjà préconisé l’échange automatique des informations en ce domaine ? Lui-même a pratiqué le contre-emploi dans l’attribution des compétences à plusieurs de ses commissaires en confiant la discipline budgétaire au Français Moscovici, l’énergie à l’Espagnol Canete, l’éducation au Hongrois Navracsis, les migrations au Grec Avramopoulos.  

17 novembre 2014

Un livre stimulant de Giscard



Paris, 17 novembre                        Note de lecture
Europa
La dernière chance de l’Europe
Valéry Giscard d’Estaing
Préface d’Helmut Schmidt

            L’ancien président de la République a le grand mérite de rompre le silence assourdissant des leaders politiques français sur l’avenir devenu incertain du grand mouvement d’unification européenne qui a marqué le dernier siècle. Il tire la leçon de la profonde divergence qui oppose les pays décidés à poursuivre le processus d’intégration économique, monétaire et fiscale et ceux qui se satisfont de la participation à un grand marché et récusent l’objectif d’une union plus étroite ou se révèlent hors d’état d’y participer.

            Sa vision de l’avenir européen est celle d’une union limitée à une douzaine de membres, les six fondateurs, les deux Ibériques, l’Autriche, la Finlande, la Pologne après son entrée dans l’eurozone et l’Irlande, si elle parvient à surmonter son particularisme référendaire. Baptisée Europa pour la distinguer de la grande Union européenne qui subsisterait, cette entité plus restreinte se donnerait comme objectif la mise en place « d’une Union monétaire, budgétaire et fiscale, à l’espace homogène, dotée à terme d’un Trésor public, et d’un mécanisme de solidarité financière ». L’auteur ne dissimule pas que son projet se limite à l’intégration économique. Il renonce à l’objectif d’une intégration politique incluant politique étrangère et défense jugeant que ni les gouvernements ni les peuples ne l’accepteraient. « La proposer aurait alors un effet négatif ».

            Fidèle à la préférence française pour l’intergouvernemental mais tirant les leçons de la paralysie résultant de l’exigence d’unanimité, l’ancien président de la Convention pour l’Europe propose qu’Europa soit gouvernée par un « Directoire » composé des chefs d’Etat et de gouvernement, prenant ses décisions à la double majorité des Etats et des populations et doté d’un secrétaire général. Ce Directoire serait doté d’un président et d’un vice-président, « l’un venant des grands pays…, l’autre des moyens ou petits », le président se déchargeant de sa responsabilité nationale. A terme l’un et l’autre pourraient être élus par un Congrès des peuples composé pour deux tiers de membres des parlements nationaux et pour un tiers de députés européens. Ce Congrès où figureraient les leaders politiques nationaux devrait contribuer à l’émergence d’une « société politique européenne ». Il n’est cependant pas précisé si le Congrès aurait une fonction législative ou de contrôle du Directoire.
                                                                                                               
            L’auteur du projet se rallie à la formule inventée par Jacques Delors de la fédération d’Etats-nations, « conservant leurs identités, et gérant sur le mode fédéral les compétences qu’ils lui attribuent ». Il récuse expressément le schéma traditionnel des fédéralistes voyant dans la Commission l’amorce d’un gouvernement et dans le Conseil celle d’une chambre haute, d’un Sénat. A certains égards, le projet Europa parait en recul, du point de vue démocratique sur l’Union à vingt-huit. M. Giscard d’Estaing abandonne son ton habituellement modéré lorsqu’il dénonce le « coup d’Etat de Bruxelles », à savoir la prise d’influence du Parlement sur la désignation du président de la Commission. Faut-il rappeler que la formule des candidats désignés avant les élections, suggérée par Delors, correspond à l’usage des démocraties parlementaires de choisir pour premier ministre le chef du parti arrivé en tête aux élections ? Au demeurant, les membres du Conseil européen ne manquent pas de moyens d’influencer le choix des candidats pré-désignés avant les élections. Autre caractéristique du projet qui l’éloigne du fédéralisme, l’absence de proposition visant à mettre en place un véritable budget commun alimenté par des ressources propres et qui permettrait de créer ou de renforcer des politiques ou des actions communes.

            Trop fédéraliste pour les uns, trop intergouvernemental pour les autres, le projet de Valéry Giscard d’Estaing soulève trois questions majeures : la sélection des pays appelés à fonder Europa, les relations entre Europa et l’Union européenne, la contradiction entre une intégration politique très poussée et le renoncement à l’union politique.

            La liste des pays ayant vocation à participer à Europa ne manquera pas de soulever des objections, y compris de la part de pays peu disposés à une intégration plus poussée ou attachés à la règle d’unanimité en matière de fiscalité. C’est un grand mérite de la proposition de M. Giscard d’Estaing que les placer face à leurs contradictions. On doit s’attendre à une forte réticence de notre partenaire allemand, supposé être avec nous le promoteur d’Europa, à se couper de son hinterland oriental. Au demeurant on ne voit pas quel critère objectif permettrait d’écarter les pays baltes qui ont fait et font de grands efforts pour rejoindre l’eurozone.

            Les relations d’Europa avec l’UE sont difficiles à imaginer et Giscard se garde bien de le faire. Que l’on songe à la politique commerciale qui relève de la compétence exclusive de l’UE, à la  politique de concurrence, domaine où la Commission dispose de pouvoirs de décision, à la politique agricole élément essentiel du budget de l’UE, de la politique de cohésion dont dépend le rattrapage des Etats d’Europe de l’Est qui, à l’exception de la Pologne, n’auraient pas vocation à rejoindre Europa.

            C’est le renoncement à l’union politique qui constitue la principale difficulté du projet de l’ancien président. Certes M. Giscard d’Estaing n’a pas tort de constater qu’aujourd’hui les conditions n’en sont pas réunies. Mais le réalisme dont il se réclame devrait aussi le conduire à reconnaître l’extrême fragilité d’une union économique et fiscale non encadrée dans un système de solidarité politique. La France se plaint de supporter seule ou presque le poids des interventions outre-mer. Pourrait-elle accepter une union fiscale n’en tenant aucun compte ? Enfin nombreux sont les domaines où union économique et politique ont des frontières floues, qu’il s’agisse de la lutte contre l’immigration illégale, de la répression de la criminalité internationale, de la police d’internet, de l’énergie, du climat, des armements..

            Est-ce faire preuve d’irréalisme que parier sur la contrainte de la nécessité ? Comment nos peuples et nos gouvernements pourraient-ils choisir durablement de demeurer des nains dans un monde de géants ?